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dimanche 26 mars 2023

Fulda, Ukraine et les contre-performances russes.

Le saillant de Fulda (ou Fulda Gap en anglais), un nom lourd de sens pour ceux qui ont étudié (ou vécu) la Guerre Froide.

Dans un monde où les forces du Pacte de Varsovie s'apprêtaient, à tout moment, à nous envahir, les axes de pénétrations restaient malgré tout peu nombreux. La conflagration devant (forcément) s'effectuer en Europe, et non à la frontière commune URSS/États-Unis entre la Sibérie et l'Alaska, les forces de l'Est devraient projeter leurs chars de bataille pour avancer jusqu'aux Pyrénées (plan des "7 jours" de 1979).

D'après les études de l'OTAN, les chars soviétiques, Polonais, Tchécoslovaques et Hongrois avanceraient à travers l'Allemagne.

 

Topographie de la région de Fulda

Un passage plus au sud, par le Nord de l'Italie étant trop compliqué : le seul axe de progression passerait par l'Autriche (la Yougoslavie étant "non alignée", passer ses frontières pour accéder à la côte était exclus). La frontière Austro-Italienne est cependant constituée de hautes montagnes difficiles à traverser, comme en témoignent les âpres combats entre Austro-Hongrois et Italiens lors de la première guerre mondiale. Les forces de Varsovie auraient ensuite à passer une seconde frontière montagneuse, la frontière Franco-Italienne.

Des trois axes de pénétration en Allemagne (Au nord le long de la côte, au centre à Fulda, au sud via l'Autriche), l'OTAN choisit comme point de défense principal la vallée s'ouvrant sur Fulda, car sa capture permet une progression rapide jusqu'à Francfort, puis le Rhin, dans des plaines facilement praticables par les forces mécanisées soviétiques.

La stratégie de l'OTAN est relativement simple : avoir assez d'unités américaines et de chars de la Bundeswehr pour stopper les russes, le temps que les Etats-Unis puisse déployer plus d'unités en renfort, et que les troupes blindées françaises (les plus proches qui ne seraient pas déjà engagées dans les combats) arrivent de Strasbourg.

Dans cette optique de défense de Fulda, la vaste majorité des matériels occidentaux ont étés conçus pour le combat contre des divisions blindées en plaine : les avions d'attaque tels que l'A-10, les hélicoptères d'attaque permettant le tir off-boresight (tir en "cloche" de missiles guidés à l'aide de mats de rotor), et une concentration sur la distance de tir pour les chars d'assaut et toutes les armes anti-char, permettant de monter des embuscades contre les forces soviétiques, et de les engager sans que les chars russes soient à portée des forces alliées.

Hélicoptère Tigre allemand, équipé d'un pod de guidage sur mat pour le tir à couvert "off-boresight"

Une fois les forces françaises, américaines et anglaises rassemblées sur place, l'OTAN lancerait une grande contre-offensive au niveau de Fulda, repoussant les forces du Pacte jusqu'au rideau de fer, et, théoriquement, jusqu'à Moscou.

  • Pourquoi Fulda peut être importante pour l'Ukraine.

A l'heure où ces lignes sont écrites, l'Ukraine se trouve à un moment pivot face aux Russes : ils ont stoppé la progression de ces derniers, ont repris du terrain grâce à des contre-offensives en septembre-octobre, et ont stabilisé le front (les offensives de l'hiver 2022-2023 se sont soldés par des échecs côté Russe).

A ce stade, le front du secteur sud s'ouvre sur une plaine allant de Kherson à Marioupol, et descendant jusqu'au centre de la Crimée.

Topologie de l'Ukraine. Le front sud, au 26/03/2023, va de Kherson à Zaporozhye.

Les livraisons de matériel au standard OTAN, jusqu'à présent plutôt limitée à du matériel de défense (postes LRAC guidés, systèmes anti-aériens), commence à comprendre des systèmes plus offensifs : l'armée ukrainienne reçoit des chars Leopard 2, des bombes et missiles guidés (JDAM, AGM-88), transports de troupes (VAB, Bradley...), auto-mitrailleuses (AMX-10RC).

Tous ces matériels, si leur âge est avancé pour certains, ont étés conçus dans un but précis, contre-attaquer contre les forces russes (soviétiques) dans les plaines allemandes.

  • La force d'opposition russe

De son côté, si l'armée Russe était impressionnante en 1985, ou en 2021, ses forces se sont amenuisées en compétence et en matériel depuis le début de la guerre, en février dernier.

Suite aux pertes conséquentes depuis février 2022 (au moins 1894 chars détruits, 2240 véhicules de combat d'infanterie, 300 véhicules du génie perdus...), les chars et transports de troupe modernisés laissent de plus en plus la place à des versions anciennes, datant des années 70 (T-72A et T-80B), voire pire. Nous avons déjà fait un point sur l'usage par les russes du vénérable T-62 - dont plusieurs unités ont été détruites lors de l'offensive russe sur Vulhedar début 2023. Mais les dernières informations tendent à pointer vers la sortie de cocon de chars modèle T-54.

 

Si les usines russes continuent manifestement à livrer des chars T-90 et T-72 aux forces armées russes, les pertes sont trop élevées pour qu'elles arrivent, pour le moment, à les compenser. Avec l'arrivée du printemps, l'Ukraine, si elle perçoit assez de matériel de la part de ses alliés, pourrait monter une nouvelle offensive dans les plaines du sud, en appliquant, à son échelle, les stratégies développées par l'Ouest pour le combat à Fulda, et qui ont ensuite permis d'écraser, en un mois de 1991, l'armée Irakienne.

Permettant à tout ce matériel, conçu pour détruire l'armée Russe, de réaliser son "destin".

samedi 4 mars 2023

Blindés en Ukraine : la Russie et le T-62 en service actif en 2022-23

 Disclaimer : Ce papier a été partagé à l'origine en tant que fil Twitter le 17 septembre 2022, en anglais. Les données ayant changé depuis et les éditions seront indiquées entre [crochets].

Bien entendu la mise en page Twitter rend les choses légèrement  moins lisibles et forcent des décisions éditoriales.

[NDR : Article écrit lors de la contre-offensive des forces ukrainiennes sur Kharkiv et Izium, durant laquelle les Ukrainiens ont partagé des photos de stocks de munitions de 125mm et 152mm capturés dans les dépôts de ravitaillement russes.]

Il semblerait que la Russie fournit toutes ses munitions de 125mm (utilisées par les T-72, T-80 et T-90, NDR) à l'Ukraine.
C'est assez logique.

Pourquoi ? Car sur le front, côté russe, apparaît maintenant le légendaire T-62.

Munitions de 125mm russes capturées par l'Ukraine lors de l'offensive sur Izium, septembre 2022

Mais, je vous entends dire, qu'est-ce qu'un T-62 ?

Eh bien, c'est un char d'assaut très intéressant.

Le T-62 est le tout premier char produit par les soviétiques utilisant un canon à âme lisse. Avant cela, l'Union Soviétique avait déjà développé un canon anti-char à âme lisse en 100mm, le MT-12, mais pas de version automotrice ou de char, les T-54 et T-55 étant équipés d'un canon rayé de 100mm.
Le MT-12 a d'ailleurs été lui aussi engagé en Ukraine ces derniers mois.

Canon MT-12 de 100mm en service Ukrainien

Le T-62, comme son nom l'indique, apparaît en 1962. A cette époque, [le Kharkiv Morozov Machine Building Design Bureau rencontre des difficultés dans le développement de ce qui deviendra] le T-64. Le chargement automatique prévu pour le T-64, révolutionnaire pour l'époque (et qui réduit l'équipage de 4 à 3 hommes), ralentit la mise en service des premiers prototypes.
Le T-55, de son côté, commence à montrer son âge (à peine 10 ans, pourtant) suite à la mise en service par les Anglais du nouveau L7 de 105mm sur le Centurion.

T-62 en Afghanistan

L7 qui a été développé spécifiquement pour défaire le T-54/55, suite à la présence accidentelle d'un T-54A dans la cour de l'ambassade anglais de Prague lors de la révolution de 1956, qui a permis aux anglais de faire, à leur guise, l'étude de son blindage. Avant que les soviétiques viennent poliment demander s'ils pouvaient récupérer leur blindé.

Mais je me disperse.

Donc à ce stade, face au L7 anglais et à l'évolution des technologies, le T-55 est insuffisant [et le T-64 pas encore disponible].

T-54 détruit dans les rues de Prague, 1956

[NDR : Ironiquement, les Israéliens produiront le char Tiran-5Sh sur la base de T-55 capturés (ou achetés), avec le canon 100mm soviétique d'origine remplacé par le L7 105mm anglais. Le Tiran-5Sh a été livré à l'Ukraine par la Slovénie, sous la forme du M-55S, mais pour l'instant n'a pas été vu sur la ligne de front.]

Pour l'époque [le début des années 60, donc], le T-62 est un char d'assaut plus que correct : canon de 115mm relativement puissant, mobilité décente, et la capacité d'engager les chars produits à l'Ouest à bonne distance. Leur engagement en 1973 contre Israël lors de la guerre du Yom Kippur montre ses capacités.
Avec le déploiement à grande échelle du T-64 dans les forces soviétiques à partir de la fin des années 60, le T-62 est largement distribué aux nations satellites et alliées.
[Sa simplicité d'utilisation et de maintenance est appréciée par les utilisateurs à travers le monde.]

T-62 Syriens dans les années 70

Donc, en 1973, le T-62 est toujours assez bon pour affronter une force équipée à l'occidentale et bien entraînée. Quid de la suite?

Très bonne question.


En 1991, durant l'opération Tempête du Désert au Koweit, les forces Irakiennes, aguerries par des années de combat contre l'Iran, sont incapables de faire le moindre dommage, avec leurs T-62, contre les forces de la coalition. Les régiments équipés de T-72 ont une performance légèrement plus élevée.

[En Afghanistan, l'Union Soviétique engage le T-62 plutôt que les plus modernes T-64, T-72 ou T-80, basé sur le fait que les chars servent principalement comme soutien à l'infanterie ou aux colonnes de transport.]
L'Armée Rouge y perdra entre 150 (chiffres de Moscou) et 325 (chiffres américains) chars T-62, contre un ennemi qui ne possède ni véhicules blindés, ni troupes anti-chars...

[Un bilan mitigé, donc.]

T-62 Irakien au Koweit, 1991

En 2008, l'armée Russe engage le T-62 en Géorgie. Selon les rapports de l'époque, les T-62 passent leur temps à tomber en panne, et nécessitent d'être réparés avant même d'arriver sur la ligne de front.

Après cela, l'armée Russe déclare le modèle obsolète, et revend son parc roulant aux Syriens. Le reste des véhicules est placé sous cocon, ou ferraillé. Et c'est la fin du service actif du T-62 en Russie, après quasiment 50 ans.

Ou, du moins, c'est ce que l'on croyait.

Colonne de T-62 en Géorgie, 2008

Avant de parler du T-62 en Ukraine, parlons un peu de certaines spécificités techniques du T-62 :

  • Tout d'abord, le T-62, contrairement aux séries T-64, T-72, T-80 et T-90 actuellement en service russe, n'est pas équipé du chargement automatique. C'est un char à l'ancienne, qui utilise une munition d'un seul tenant (obus, propulseur et étui préassemblés), chargée à la main par un membre de l'équipage. De ce fait, l'équipage du T-62 est de 4 hommes, au lieu de 3 dans le reste des chars russes en service actif. 3x T-62 nécessitent donc le même nombre de personnels que 4x T-80.
  • Les étuis vides sont éjectés en automatique, via une trappe à l'arrière de la tourelle. Cela crée un point faible sur la tourelle (portes articulées), qui s'ouvre après chaque tir. Un peu comme un boss de jeux vidéo, d'une certaine façon. Cette éjection automatique semble désactivée sur les chars engagés par la Russie en Ukraine, ce qui signifie que l'équipage est obligé d'évacuer les étuis à la main, réduisant d'autant leur vitesse de tir (la tourelle du T-62 est trop petite pour accueillir les étuis vides, d'où l'extraction automatique).

  • A cause du format du canon 2A20 comparé à la taille de la tourelle, le T-62 nécessite un retour en position neutre après chaque tir, pour permettre le rechargement. Ce qui signifie qu'à chaque rechargement, le tireur va perdre sa cible, et devoir refaire l'acquisition.
T-62MV avec blindage réactif en cours de transfert vers l'Ukraine, 2022

En résumé, la Russie est en train de déployer en Ukraine [depuis septembre 2022] des chars vieux de 60 ans, équipés d'un canon obsolète, d'un équipage dont les rôles ne correspondent pas au reste de leur flotte, contre une armée Ukrainienne moderne, qui a prouvé qu'elle peut se battre contre les derniers chars russes (T-72B3 et T-90M) sur un pied d'égalité.

T-62 russe "Fury" capturé par les forces ukrainiennes, août 2022

Tout va donc pour le mieux du côté russe (l'agresseur, on le rappelle, qui a donc eu tout le temps de s'organiser et préparer ses forces).

Je vous laisserai, pour conclure, avec Nicolas Moran et Ian McCollum, et le T-62 et son armement (en anglais) :



__________________________________

NDR, conclusion au 4/03/2023 :

Le débat sur l'obsolescence des chars de divers pays fait rage depuis l'annonce de la livraison de Leopard 1 à l'Ukraine. Bien entendu, un char obsolète comme le Leopard 1 ou le T-62 ont pour eux la dimension du "mieux que rien": Il est préférable d'avoir un char dépassé que aucun char.
Ces modèles ont d'ailleurs toujours un rôle potentiel à jouer dans une zone de combat : l'appui de l'infanterie (surtout face à des emplacements fortifiés), et les rôles d'arrière-garde, pour nettoyer des poches de résistance après une offensive menée avec du matériel plus avancé.

De même, la question de la reconversion des T-62 capturés par l'Ukraine se pose. J'ai dans mes fils Twitter une petite discussion sur les solutions disponibles à base de T-62, que je devrai poster ici sous peu, après une bonne remise en page et mise à jour.

Concernant l'engagement du T-62 en Ukraine par la Russie, il semblerait qu'il ne va pas s'arrêter, bien au contraire. De multiples informations tombent actuellement sur le reconditionnement de vastes quantités de T-62 en Russie, pour boucher les trous dans les unités équipés anciennement de T-72 ou T-80.
L'armée Russe a également dévoilé dernièrement le T-62 Obr. 2022, qui voit le remplacement des optiques d'origine par un modèle plus moderne, ainsi que l'ajout d'un système de visée thermique et optiques de vision de nuit.

T-62 Obr 2022

La Russie semble donc compenser son manque de capacité de production - qui est une maladie globale, les Etats-Unis eux-mêmes étant incapables de produite plus de 100 Abrams par an - par un reconditionnement accéléré de modèles plus anciens.
La question restant de savoir si le "nouveau" T-62 sera engagé directement contre les T-64BVM et nouveaux Leopard 2 de l'Ukraine, ou seront utilisés pour garnir des unités territoriales délestées de leurs T-72, eux envoyés en Ukraine.

Dans tous les cas, l'armée Russe semble vouloir brûler toutes ses réserves d'hommes et de matériel en Ukraine, selon la stratégie "la quantité est une qualité en elle-même", déjà utilisée pendant la seconde guerre mondiale.

Ce qui devrait mener, à terme, à un affaiblissement global de leurs forces armées.
Avec l'arrivée du BTR-50 en Ukraine, montrant un manque de BMP et BMD disponibles criant, et une fois les stocks de T-62 épuisés, quelle sera la solution Russe ? Ont-ils encore des réserves de T-10 et de T-55 à engager ?
Auront-ils assez de munitions pour même maintenir le T-62 en service ?

Le futur nous le dira.

mardi 28 février 2023

Blindés en Ukraine : Pourquoi les russes ne semblent-ils pas évoluer ? Le char d'assaut TPK.

Le conflit en Ukraine est un conflit comme nous en avons rarement vu depuis 1945 : il se déroule géographiquement en Europe, il un front fixé, des opérations de grande ampleur, et surtout, il engage quelques milliers de véhicules blindés.

Et les pertes russes, surtout en blindés lourds (artillerie automotrice et chars d'assaut) ont poussé certains "penseurs" de la défense à annoncer, haut et fort, que le char est mort, longue vie à lui.

Pertes russes en chars d'assaut au 28/02/2023 source

Et, en voyant la Russie passer les 1000 chars d'assaut perdus (détruits) en ce mois de février, nous sommes en droit de nous questionner sur le rôle du char dans la guerre moderne. Lui qui était déjà déclaré obsolète par 20 ans de conflits asymétriques, serait-il désormais inutile dans le cadre des conflits symétriques ?


Efrem Lukatsky AP

La réponse est plus complexe que cela.

A cause de plusieurs facteurs. Tout d'abord, l'âge des matériels. Si la Russie a engagé des chars relativement modernes, comme le T-90M ou les T-72B3, la vaste majorité de son parc blindé, même au premier jour de l'offensive, est assez vieux pour voter depuis quelques années, et certains matériels sont d'âge canonique (je ne manquerai pas de faire un petit article sur l'engagement du T-62 en Ukraine par la Russie prochainement).
Ces chars fabriqués ou remis à niveau dans les années 80 ou 90 ne possèdent souvent pas les capteurs ou capacités pour se défendre contre d'autres blindés équivalents mais remis à niveau (comme le T-84 Ukrainien, engagé en petits nombres), ou même une infanterie bien retranchée et camouflée armée de missiles anti-chars modernes.


IRINA RYBAKOVA | PRESS SERVICE OF THE UKRAINIAN GROUND FORCES/REUTERS

Un autre facteur est celui de la tactique. Maintes fois, surtout au début du conflit, nous avons vu des vidéos des méthodes utilisées par les russes. Par exemple, engagement de MBT en milieu urbain sans protection par l'infanterie (un char d'assaut est et a toujours été une cible facile en milieu urbain à cause de la visibilité réduite de l'équipage). Cette méthode avait déjà mené à la catastrophe l'armée Russe en Tchétchénie, qui avait foncé avec ses T-72 dans Grozny sans protection.
Les russes montrent aussi fièrement qu'ils utilisent des chars comme "points durs" pour le tir en cloche sur les positions ukrainiennes. Ce qui en fait des cibles faciles pour un tir de contre-batterie ukrainien.
 
Genya Savilov | AFP/Getty Images

Un autre facteur, sur lequel nous allons nous étendre un peu plus ici, est celui de l'expérience.

L'expérience des officiers supérieurs, qui doivent adapter leur stratégie aux tactiques ukrainiennes.

Mais aussi, et surtout, l'expérience des équipages russes.

Red Dawn / REUTERS | Jorge Silva

L'expérience est acquise de plusieurs façons. Les tankistes français ont l'expérience d'exercices menés en condition réelles. Certains ont l'expérience du terrain, souvent en AMX-10RC (le Leclerc étant cantonné au territoire national pour des raisons de politique interne des armées). Fort heureusement, les troupes de la cavalerie française n'ont pour le moment pas eu l'expérience réelle du combat de char tel que nous l'imaginions à la grande époque de la Guerre Froide, lorsque les chars Soviétique allaient percer les défenses allemandes dans la passe de Fulda, pour se déverser dans les plaines de l'Ouest.

Les tankistes russes, eux, sont engagés dans du combat réel depuis février 2022. Ils affrontent toutes les menaces possibles pour un char (sauf les attaques d'hélicoptères au Hellfire, pour le moment). Mais ils ne semblent pas monter en capacité de combat, et ils semblent même faire, semaines après semaine, toujours les mêmes erreurs. N'ont-ils pas, en février à Vulhedar, fait de jolies colonnes, qui sont allées s'écraser contre les champs de mine des ukrainiens, avant que les survivants soient abandonnés ou pilonnés par l'artillerie?

Chargeur automatique sur T-72

La raison de cette apparente absence d'évolution, et donc de prise d'expérience, est simple : les chars russes sont conçus selon la théorie du Total Party Wipe.

Total Party Wipe/Total Party Kill est une expression venant du jeu de rôle, qui exprime la destruction totale, et involontaire, d'une équipe de joueurs. Suite a un mauvais équilibrage d'un affrontement, d'erreurs des joueurs, ou par la faute de mauvais jets de dés, l'équipe est éliminée, sans survivants. La campagne est terminée, et chacun rentre chez lui dépité, et devra créer un nouveau personnage pour la fois suivante. Et, plus important pour notre réflexion, personne n'a gagné d'expérience.

Et c'est là que le bât blesse dans les forces blindées russes : le taux de destruction des équipages est proche de 100%. Et si chaque char détruit équivaut à un TPK, cela signifie qu'aucun équipage ne peut monter en expérience, car aucun équipage ne survit assez longtemps pour développer les techniques et réflexes nécessaires à leur amélioration.

"Mais enfin, me répondrez-vous, sûrement que, dans toutes les évolutions et designs russes, cette spécificité des chars TPK, une fois cernée, sera corrigée ! Le char sera modifié de façon a mieux protéger l'équipage !"

La réponse est, malheureusement pour les tankiste russes, négative.

Les chars russes actuels (on ne compte pas le T-14, qui n'a pas prouvé qu'il existe ailleurs que dans les délires de la propagande du Kremlin) sont tous basés sur des designs développés lors de la période soviétique. Dans l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, une chose à toujours été vraie : l'humain ne coûte pas cher. Mieux, il est prêt à mourir pour la patrie. La rumeur veut que la formation d'un équipage de T-62 pouvait se faire en moins de 6 mois, tellement le véhicule est simple. Avec les mêmes ressources matérielles, l'Union Soviétique se faisait donc des forces gigantesques. Une partie de ces forces existe toujours, même si pas forcément utilisable, suite à des décennies de manque d'entretien et de vente des éléments importants.

L'union soviétique, c'était, à la "grande" époque, 10 000 chars de générations fortement variables, de qualité globalement faible. Mais la quantité est une qualité en elle-même, et face à peut-être 4000 chars occidentaux dans les plaines d'Allemagne de l'Ouest, et avec quelques milliers de blindés issues des satellites d'Europe de l'Est, les jeux n'étaient pas faits.

Pour cette raison, les chars russes sont simples et tirent vite, avant d'être résistants ou équipés d'optiques correctes. Le T-72 (et son dérivé le T-90) est par exemple équipé d'un chargeur automatique à carrousel. Ce carrousel se trouve directement sous la tourelle et n'est pas isolé du compartiment d'équipage, pour des raisons de simplification de la maintenance et du remplissage. Le T-72 n'est pas non plus équipé de panneaux d'évacuation des gaz, pour simplifier la fabrication. Le contrecoup de ces économies rend les destructions de T-72 très impressionnantes. Et on imagine difficilement que les membres d'équipages pourront survivre à ce type de destruction catastrophique de leur véhicule.

Le problème rencontré par l'armée russe dans ce domaine est donc double : Ils n'engagent pas assez de troupes et de véhicules pour profiter de l'avantage numérique, et leurs équipements ne génère aucune expérience chez les troupes, à cause du concept du TPK.

La livraison de blindés Occidentaux à l'Ukraine

Livraison des premiers Leopard 2 à l'Ukraine par la Pologne
/ Photo services de presse gouvernemental ukrainien

Bien entendu, le souci de l'Ukraine est qu'elle était, jusqu'à présent, limitée à l'utilisation de chars soviétiques, présentant le même problème de TPK que ceux des russes.

C'est là que l'entrée en scène des livraisons de chars occidentaux est bien plus importante que certains voudraient nous le faire croire.

Pour les forces de l'OTAN, la question a toujours été inversée. Un Homme est un Homme, dans les démocraties occidentales. Même s'il est prêt à mourir pour sa patrie, le soldat coûte cher, il doit donc être rentabilisé. Les armées occidentales s'équipent donc avec des véhicules adaptés à leurs armées de taille réduite, mais très entraînées. Les chars occidentaux comme le Leclerc, l'Abrams, le Leopard ou le Challenger sont conçus autour de piliers inversés par rapport à ceux des russes : la survivabilité, la performance, avant le nombre et le prix. L'expérience de terrain lors de l'engagement du M1 Abrams (Armée Américaine ou export) a montré une survivabilité élevée, avec aucun mort lors de Desert Storm (engagement contre T-72 Irakiens et incidents de feu ami), et l'Abrams est aussi capable d'engager des cibles au-delà de la portée efficace des chars russes, dû ses optiques plus évoluées. De même, les Leclercs engagés par l'UAE au Yemen ont montré une capacité de survie élevée face aux armes anti-char et aux mines déployées par les Houtis. Avec un seul mort et un blessé sur 4 véhicules endommagés (mais réparables) en 2016, la vaste majorité des équipages sont capables de retourner au complet au combat.

Et cette survivabilité élevée est primordiale pour l'Ukraine, qui cherche avant tout à garder sa population en vie, militaires compris. L'adoption de chars aux standard occidentaux leur permettra, à nombre de véhicules déployés égal, de sauvegarder les vies des équipages, et toucher les russes de plus loin.

Chaque T-64 remplacé par un Leopard, un Abrams ou un Challenger est un multiplicateur de force pour l'Ukraine, face à une Russie qui engage des chars de plus en plus anciens, souvent reconditionnés dans l'urgence, ou volés dans les stocks de T-90S déjà payés par l'Inde...

vendredi 17 février 2023

"Ce qu'il se passe en Ukraine, t'en penses quoi ?"

Le problème, quand on s'intéresse à la chose militaire, c'est que les gens s'en rendent compte.

Et du coup, quand il se passe des choses "militaires" qui nous impactent, des questions sont posées.

Pas toujours de façon habile, mais qui pourrait le condamner ? La majorité des gens ne savent pas quelle question poser, et les réponses ne sont pas simples non plus.


La question d'origine, en février 2022, était : "La guerre en Ukraine, t'en penses quoi ?"

Et la réponse, depuis février 2022, est : "ça dépend".

Seulement, ça dépend, bah ça dépasse...

Une guerre, ça n'est pas un blob homogène, qui s'explique, ou s'analyse, en deux phrases. Les guerres terminées depuis plus d'un siècle sont encore sujettes à débat, y compris chez des gens qui sont du même avis. Donc une guerre encore en cours, c'est compliqué.

Après, on peut dire que la guerre, c'est mal. C'est bien, mais ça ne fait pas avancer le schmilblick.

Tout d'abord, qu'on s'accorde sur une chose : je suis un militariste, mais pas un belliciste. Je suis pour une armée puissante et bien entraînée, mais aussi pour qu'elle ne serve pas à envahir les autres sous des excuses fallacieuses, comme celle de la langue parlée, par exemple, qui a le vent en poupe (comme dans les années 30). Donc la guerre, personnellement, je ne trouve pas ça drôle. Je n'ai pas étudié une guerre qui ait fait marrer qui que ce soit, surtout ceux qui sont revenus les pieds devant. Je n'ai pas parlé à un seul soldat ayant fait la guerre (la vraie, où l faut tirer sur des gens qui vous tirent dessus en retour) que ça ait fait rire.

Malheureusement, nous sommes des animaux, et les animaux se foutent sur la gueule régulièrement, pour des raisons qui leur sont propres, et qui leur paraissent super sérieuses sur le coup. Même si elles peuvent paraître idiotes plus tard. Ce n'est pas pour rien que Brassens chantait :

Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente,
D'accord, mais de mort lente

Jugeant qu'il n'y a pas péril en la demeure
Allons vers l'autre monde en flânant en chemin
Car, à forcer l'allure, il arrive qu'on meure
Pour des idées n'ayant plus cours le lendemain

 

Mais revenons à l'Ukraine, et au thème : l'Ukraine, j'en pense quoi ?

  • La guerre en Ukraine, évitable ?

Pour commencer, malheureusement, j'en pense que c'est une de ces choses que je voyais, personnellement, comme inéluctable, mais sans empressement de nous trouver dedans. Et les louvoiements politiques des années 2014 à 2021 trouvent leur origine, je pense, dans cette sorte de pensée magique. On s'imaginait pouvoir jouer la montre, et que l'empereur des Russes irait passer l'arme à gauche avant de se souvenir qu'il aime à imposer son opinion sur ses voisins, par la force de préférence.

C'était tellement inéluctable qu'il était nécessaire de blaguer sur le sujet, comme l'atteste cette saisie d'écran du 23 février 2022, tard dans la soirée :

Bonne blague à faire juste avant le déclenchement d'une guerre.

 

Et la surprise, en se levant le lendemain...

Notre "there will be peace in our time", c'est de n'avoir rien fait lorsque les russes ont envahi, de nouveau, la Tchétchénie. La Géorgie en 2008. L'Ukraine en 2014. Au contraire, jusqu'en 2015, on a fait pire que ne rien dire : au lieu d'isoler la Russie (contrairement à ce que sa propagande essaye de nous faire gober), on est allés leur vendre à manger, à boire, des équipements de haute technologie, on a investi chez eux. On a pensé, de façon collective, que si on les traitait comme des amis, ils nous traiteraient également comme tels.

Qu'en tant que gens civilisés, nous nous devions de les traiter comme des gens civilisés.

Même quand ils pourrissaient nos élections.

 

l'Ukraine, j'en pense quoi ?

  • Humainement

Au-delà du reste, l'humain reste au centre de la guerre.

Pour commencer, ceux qui souffrent depuis 2014, et la première invasion russe. Celle des petits hommes verts, des "gens polis". Des "indépendantistes", ces soldats russes déguisés en Ukrainiens, qui créent une guerre avant d'aller se plaindre que ça tue des civils.

Puis, depuis février 2022, les milliers de civils morts. Les déplacés. Les déportés. Les enfants envoyés en rééducation.

Puis, tous ceux qui, de civils, ont dû devenir militaires, et sont morts au front, en défendant quelque chose. Leur pays, leur famille, leur ville. Leurs idées. Leurs idéaux.

La guerre en Ukraine est une tragédie. Pour les ukrainiens, envahis par une puissance hostile.


l'Ukraine, j'en pense quoi ?

  • Ma vision pré-invasion

Je ne ne vais pas me voiler la face, je fais partie de ceux qui pensaient que les russes allaient avancer comme dans du beurre, sur la première centaine de kilomètres.

Songez, l'armée russe ! Un million d'hommes au bas mot. Du matériel (relativement) moderne. Des stocks à ne plus savoir qu'en faire. La propagande le disait haut et fort. Et si la Syrie était un mauvais exemple de la maîtrise du combat par l'armée russe, ça restait une armée de premier ordre.

Donc, dans mon scénario personnel du 24 février, les russes allaient avancer relativement vite jusqu'à ce que les ukrainiens puissent se rattraper, puis être obligés de s'arrêter pour consolider leurs acquis. Le gouvernement et commandement ukrainien irait se replier dans les Carpates, faciles à défendre, et on allait voir se développer une guerre hybride, avec une ligne de front potentiellement gelée sur une ligne Odessa-Kyiv-Lviv (grosso modo), et un pourrissement d'une occupation russe inadaptée. Une défaite sur 10-15 ans de combats de basse intensité.


l'Ukraine, j'en pense quoi ?

  • La réalité militaire

La réalité, c'est que les russes n'ont jamais réussi à consolider leurs acquis. Spécialement dans le Nord, d'où ils se sont retirés fin mars.

Avancée maximale de l'armée russe, source War Mapper sur Twitter

Bien entendu, comme beaucoup, à partir du 24 je suis scotché sur les réseaux, qui nous passent l'Ukraine en boucle. Je reconfigure mon compte Twitter pour me limiter aux nouvelles d'Ukraine. Je trouve quelques têtes de pont comme le britannique Mike Martin (@ThreshedThought) ou le général australien Mick Ryan (@WarintheFuture), qui me mènent à leur tour vers des analystes ou des comptes sérieux. Comme tout un chacun, je m'abonne à Oryx (@oryxspioenkop), pour suivre les pertes des deux côtés.

Et très rapidement, des éléments étranges commencent à apparaître.

Tout d'abord, ce sont des photos et vidéos de soldats russes. Ils ont étés abattus alors qu'ils mangeaient. Le moteur de leur camion ou BMP tourne encore. Ils déjeunaient tranquillement, hors de leurs véhicules. Ils ne semblent pas avoir posté de gardes. Les véhicules sont isolés.

Ce type de vidéo apparait une fois, puis deux, puis une dizaine de fois. Les troupes russes, en terrain ennemi, ne pratiquent aucune sécurité. Les véhicules logistiques et les ouvreurs (BMP, BTR, Iveco LMV...) semblent se déplacer de façon isolée, sans protection. Ils se comportent comme s'ils avaient déjà gagné, et que le pays leur était acquis.

Puis arrivent les "vraies" attaques. Les convois en cours de ravitaillement qui sautent. Les camions logistiques en convois qui sautent. Clairement, les russes n'ont pas sécurisé leurs arrières. Mais pire, les ukrainiens semblent l'avoir prédit, et laissé des unités derrière les lignes (ce qui se confirmera plus tard).

BM-21 russe en feu, 1er mars 2022

Arrivent ensuite les pannes d'essence. Les russes stoppent leur offensive, car ils n'arrivent pas à faire suivre le ravitaillement. Cela peut se comprendre pour une armée qui avance rapidement, et a été le cas plus d'une fois lors de la seconde guerre mondiale, mais pour une armée sensée s'être préparée à prendre un pays aussi grand que l'Ukraine en moins d'une semaine ? Se reposer sur les station-services civiles pour faire le plein d'un bataillon de T-72 est un peu optimiste.

Et, sur le front, les choses ne se passent pas aussi bien que décrit. Si les T-64 ukrainiens semblent relativement absents suite aux attaques d'hélicoptères des premiers jours, il semble qu'il y a une arme anti-char derrière chaque brin d'herbe.

Tourelle de T-72 dans un champ, 25 mars 2022

Les ukrainiens réussiront également quelques coups de com' pas piqués des hannetons, comme l'affichage des captures de matériels russes, souvent tirés par des tracteurs agricoles.


John Deere ukrainien tractant un poste SAM russe (Buk) lors de la première phase de la guerre

Les matériels russes, de conception relativement dépassée, montrent également leurs limites.

BMD-4 russe. Dû à sa coque en aluminium et son canon à carrousel, le BMD-4 tend à finir en flaque une fois touché...

 

La suite, on la connaît : les russes se retirent du Nord de l'Ukraine. Puis ils reculent au sud et au centre-est.

Aujourd'hui, ils appuient le trait sur des zones où leurs pertes sont élevées (certains rapportent 700 à 1200 morts par jour), probablement dans le but de gagner un peu de terrain, pour le premier anniversaire de l'invasion.

Les défenses anti-aériennes Buk et S400, sensées être les meilleures du monde, ont été plus d'une fois traversées par les ukrainiens, jusqu'à des frappes sur des bases de bombardiers stratégiques.

La flotte de la Mer Noire a perdu du matériel lourd, face à un ennemi qui n'a pas de marine militaire.


De son côté, l'Ukraine a tenu le choc. Ils ont reculé là où ils le devaient, et gardé la maîtrise là où ils ne pouvaient pas se permettre de reculer.

Ils ont absorbé le matériel occidental à une vitesse élevée.

Leurs offensives ont bousculés les russes avec une relative facilité, montrant qu'ils savent attaquer là où l'ennemi n'est pas préparé, et saisir les opportunités.


l'Ukraine, j'en pense quoi ?

  • Et nous, dans tout ça ?

Certains se questionnent sur eux-mêmes.

Et nous, devrait-on souffrir pour les Ukrainiens ?

Mais, souffrir de quoi ? D'un degré de moins dans nos chaumières ? De carburants plus chers ? D'avoir des gens qui mettent la pâté aux russes, et que ça ne nous coûte rien, à part des matériels destinés à la ferraille, pour leur majorité ?

Qu'on ne se voile pas la face : la guerre en Ukraine, à l'échelle des choses, ne nous coûte rien. Nous ne l'avons pas déclenchée, nous n'y avons pas d'hommes ni de femmes. Les bombes ne tombent pas chez nous.

Elle a lieu, qu'on le veuille ou non. La paix serait mieux, c'est sûr. Mais sommes-nous peureux au point de l'imposer à 41 millions (et des poussières) d'êtres humains, contre leur gré, pour notre petit confort personnel ? J'ose penser que les idéaux français sont au-delà de ça. Qu'on pourra se permettre un peu d'inconfort pour permettre à tout un peuple de rester libre, au prix de leur sang.


A bientôt pour la suite.