lundi 29 mai 2023

Iran contre Afghanistan - Conflit téléguidé ou résultat de 44 ans d'inimités ?

La situation actuelle

Depuis quelques semaines, des affrontements entre les forces des Taliban afghans et les garde-frontières iraniens font monter la tension entre les deux pays.

Dernièrement (à la date de publication de cet article), le gouvernement Taliban afghan annonce la prise de plusieurs postes-frontière du côté Iranien, et la destruction de plusieurs autres.

Et ils semblent masser de plus en plus de troupes à la frontière.

Vu de France, ce conflit paraît plutôt imprévu, et sortir de nulle part. Au point où certaines avancent la théorie d'un affrontement téléguidé par des forces extérieures, pour affaiblir l'Iran suite à son soutien à la Russie de Vladimir Poutine, ou de la reprise de son programme nucléaire.

Petite mise au point sur les relations Iran/Afghanistan, peu connues (ou comprises) sous nos latitudes.

Le point de vue iranien

Les échauffourées à la frontière afghane ne sont pas chose nouvelle pour les Iraniens. Si les choses étaient relativement calmes avec l'ancienne administration afghane, maintenue au pouvoir par la présence de l'ISAF, les choses se sont dégradées depuis le départ des forces de l'OTAN et la prise de Kaboul par les Taliban en un temps record en 2021.

Depuis, les relations étaient tendues entre le pays et les fondamentalistes Taliban de nouveau au pouvoir en Afghanistan. Des affrontements ont eu lieu, avec comme résultat plusieurs morts, et une crise due au refus de Téhéran de laisser les réfugiés fuyant les Taliban traverser la frontière.

Début 2023, l'Iran avait tenté de normaliser ses relations avec les Taliban en leur remettant officiellement l'ambassade d'Afghanistan à Téhéran.

Le dernier conflit prends racine dans une opposition entre Iran et Afghanistan sur le contrôle de l'eau de la rivière d'Helmand. L'Helmand coule à travers le sud de l'Afghanistan avant de terminer sa course dans le nord du Sistan-et-Baloutchistan, en Iran, où son eau est très importante pour l'irrigation des cultures locales. 

Avec le réchauffement climatique, l'Iran connaît de plus en plus de sécheresses (97% du pays est classé en sécheresse par l'Agence Météorologique Iranienne en 2022).

L'eau de l'Helmand est donc plus que jamais importante, et l'état iranien accuse l'Afghanistan de construire de plus en plus de retenues sur le fleuve, pour se réserver son eau. Ces actions, d'après les déclarations du président Iranien Ebrahim Raisi, impactent l'accès à l'eau côté Iranien.

Écoulement de la rivière Helmand en Afghanistan et Iran

Le point de vue des taliban afghans

De leur côté, les Taliban se défendent en parlant de facteurs climatiques.

Le réchauffement de la région et les faibles précipitations hivernales réduisent les quantités d'eau disponibles.

Ils se défendent d'avoir augmenté leur captation et leur stockage.

Abdulhamid Khorasani, chef actuel des Taliban en Afghanistan

 

Abdulhamid Khorasani, chef actuel de la faction talibane au pouvoir en Afghanistan, a déclaré que les taliban sont près à se battre contre l'Iran (sous réserve d'une validation en conseil de guerre), et marcheraient sur Téhéran si nécessaire, dans un grand jihad, qu'il compare a celui lancé contre les troupes américaines de 2001 à 2021.

La grogne talibane en Afghanistan

Ce conflit apparaît alors même que les troupes Talibanes, maîtres du pays depuis 2021, commencent à se plaindre de leur situation. En effet, suite à l'écroulement de l'Armée Nationale Afghane, et le peu de résistance offerte par les locaux - le Front National de Résistance Afghan, fils spirituel de l'Alliance du Nord des années 80 et 90, est faible et se limite à quelques vallées du Panjshir - leurs missions ont étés fortement réduites. 

Le nombre réduit de combattants nécessaires pour le maintien de l'ordre "moral", et pour combattre les révoltes locales ou contrer les coups de force locaux de Daesh a poussé la nouvelle administration talibane à utiliser ses troupes dans des rôles plus administratifs, menant à une grogne dans les rangs.

Un nouveau jihad pourrait, pour le gouvernement taliban, permettre de concentrer l'agressivité de ses troupes sur un ennemi externe, et éviter les débordements. Un peu comme Du Guesclin emmenant les Grandes Compagnies se battre lors de la guerre civile espagnole, pour éviter qu'ils ne mettent à sac le territoire français pour s'occuper.

Inimités de longue haleine et oppositions religieuses

Hors de la question de l'eau, les relations entre les Ayatollahs et les Taliban sont, de longue date, dégradées.

Tout d'abord, par opposition religieuse. L'Iran est articulé autour de la branche chiite de l'Islam, et depuis la révolution de 1979 utilise tous les moyens à se disposition pour avancer le chiisme face au sunnisme des pays du Golfe. Dans ce cadre, le soutien de l'Iran va naturellement vers les communautés chiites tadjikes (qui représentent 27 à 39% de la population Afghane, principalement dans les régions du Nord).

Les Taliban, eux issus des Pashto, sont articulés autour d'un Islam sunnite, proche de celui du sous-continent Indien au sud. S'ils sont opposés au salafisme du Golfe (ce qui génère une relation conflictuelle avec l'état islamique - Daesh - mais pas avec Al-Qaeda), cela ne les empêche pas d'avoir, dans le passé et le présent, persécuté les chiites Afghans, principalement les Hazara vivant dans les mêmes régions qu'eux (sud de l'Afghanistan et Pakistan).

Dans ce cadre, lors de la montée en puissance des Taliban suite au retrait russe d'Afghanistan en 1989, l'Iran finance et arme l'Alliance du Nord, opposée aux Taliban. Au point que l'Iran maintient un consulat à Mazar-E-Sharif, au nord de Kaboul.


C'est là que suite à des âpres combats pour la prise de la ville, le 8 août 1998, que les Taliban entrent dans le consulat Iranien, où ils exécutent 10 diplomates iraniens, ainsi que Mahmoud Saremi, reporter de l'agence de presse nationale iranienne.

Ces assassinats de diplomates par les Taliban déclenchent une vague de protestations dans la République Islamique. Les Gardiens de la Révolution et l'armée Iranienne placent 70 000 hommes à la frontière commune, et seule une médiation de l'ONU permettra d'éviter un conflit ouvert.

L'impact des meurtres sera assez grand pour que la République d'Iran déclare le 8 août "journée nationale des journalistes" en mémoire de Saremi, et se lance dans un appui bien plus public de l'Alliance du Nord.

La présence d'équipements américains sur le front

Certains observateurs s'étonnent de la présentation des forces Talibanes, qui apparaissent très largement équipées de matériels américains.


 

Serait-ce le signe d'un soutien tacite, mais pas trop, de leur autre ennemi de toujours, les États-Unis, dans un but de déstabilisation de l'Iran ?

HMMWV ("Hummer") modifié par les Taliban

 

Point trop s'en faut. Cet équipement est une des nombreuses ironies de l'histoire.

 En effet, lors du retrait des troupes de l'ISAF, l'Armée Nationale Afghane est quasiment entièrement équipée de matériels américains. L'écroulement de l'ANA permettra aux Taliban de récupérer du matériel routier et des armes en très grands nombres sur les bases terre, cependant les forces de l'ISAF (principalement américaines) garderont la main sur les installations aéroportuaires afghanes assez longtemps pour leur permettre de saboter certains équipements lourds, au grand dam des taliban qui espéraient pouvoir en profiter.

Troupes d'assaut des Taliban, équipés de motos 125cc

 

Les véhicules américains étant mieux adaptés au combat que les 125cc et Hilux habituellement rattachés aux forces des Taliban, ils se sont empressés de les déployer face à l'Iran, pour se donner une image plus professionnelle, en tant que nouveau maître du pays.

Par ailleurs, l'armée Talibane déploie également de nombreux équipements ex-soviétiques, souvent rénovés à grands frais par les américains pour l'ANA.

Où peut aller le conflit?

La question est large.

Comme vu, l'animosité entre les Taliban et les Iraniens date, et est ancrée dans certaines mémoires en haut lieu.

Les Taliban, comme à leur habitude, sont très agressifs, car ils n'ont pas l'inertie d'un appareil d'état comme celui de l'Iran. Ils sont également à leur avantage, ayant montré leur capacité à se battre contre un ennemi bien plus puissant qu'eux et perdurer, pour rester les seuls sur le terrain à la fin. Cependant, tout cela se déroulait chez eux, ou au Pakistan où les services de sécurité les laissaient faire, pas sur un territoire étranger où ils ne sont pas les bienvenus (les pachtos ne sont pas perses).

Cependant, l'Iran n'a actuellement pas le loisir d'apparaître faible. Entre son soutien à la Russie et son programme nucléaire, qui aliènent les occidentaux, et les groupes d'opposition toujours actifs, la présidence et le Guide Suprême n'ont pas beaucoup de marge de manœuvre pour se laisser marcher sur les pieds par un voisin aussi petit.

Surtout quand ils sont également attendus au tournant par les pays du Golfe et Israël.

Et, hors de son armée et des Gardiens de la Révolution, l'Iran possède également de nombreuses formations irrégulière qu'elle peut déployer à sa frontière, ou directement en Afghanistan, via les ex-Républiques Soviétiques des "Stans", dont la population lui est amicale.

Cette première guerre de l'eau, si elle s'enflamme, peut nous mener dans bien des directions, y compris l'écroulement des Taliban, ou celui de l'Iran des Ayatollahs.

Elle pourrait également s'arrêter après une démonstration de force es deux côtés, et couver jusqu'à l'an prochain, ou celui d'après.

Une région à surveiller, donc.

mercredi 3 mai 2023

Guerre en Ukraine - Attaque au drone sur le Kremlin : Quid ? Quo vadis ?

Disclaimer : Durant la journée du 3 mai, l'Ukraine, à travers son Président Volodomyr Zelensky, a nié avoir frappé la capitale russe, insistant sur le fait que l'Ukraine ne cherche pas à éliminer le président russe, juste à libérer son territoire.


Pendant la nuit, plusieurs détonations ont été entendues dans Moscou.

Détonations dues à l'interception de plusieurs drones directement au-dessus du Kremlin, d'après les services de sécurité Russes.


Cette frappe et l'affirmation par les services russes que le drone intercepté était ukrainien soulève plusieurs questions.

La première est celle de la perméabilité de l'espace aérien russe. Certes, le drones (ou les) a été intercepté. Mais l'interception s'est effectuée au-dessus d Kremlin, le palais de la présidence, dans le centre de Moscou. Or, la défense du centre de Moscou a été renforcée en Janvier, avec l'installation de batteries anti-aériennes Pantsir S-1 (SA-22) sur camion Kamaz sur les toits moscovites. A l'époque, beaucoup avaient remarqué que les zones de couverture des différents postes AA se recoupaient au-dessus du Kremlin. Le Pantsir ayant une portée efficace de 20km (pour les missiles), le drone en question aurait dû, en théorie, être intercepté bien avant son arrivée au-dessus du Kremlin.

Une batterie de S-400 (que la Russie continue à vendre comme le meilleur système de défense anti aérienne du monde) est également présente au nord de Moscou. Une interception des drones au-dessus du Kremlin signifie que soit les drones ont réussi à être invisibles aux radars russes jusqu'à se trouver en phase finale d'approche, soit le positionnement des défenses russes les rends complètement inopérantes.

En effet, si le positionnement des batteries sur des toits moscovites leur permet d'étendre la portée des radars en évitant de créer des approches dans les zones d'ombre derrière les immeubles les plus élevés, la capacité de tir en dévers des postes anti-aériens, surtout pour des systèmes mobiles sensés se trouver à altitude zéro comme le Pantsir sur Kamaz, est limité, et peut créer des zones d'ombre dans leur couverture, à partir du moment où la cible se déplace à une altitude moins élevée que celle du lanceur.

Pantsir S-1 placé sur le toit du ministère de la défense russe à Moscou

Un autre point concernant la perméabilité du système de défense Russe : le point de départ du drone, et sa capacité à approcher Moscou sans être inquiété : le Kremlin n'a pas parlé d'autres cibles interceptées avant leur arrivée dans le ciel moscovite.

Distance entre le Kremlin et le point le plus proche du sol Ukrainien

A vol d'oiseau, la frontière Ukrainienne est, au mieux, à 550km du Kremlin. La vidéo ci-dessus montre bien que le drone intercepté ne vole pas à une vitesse élevée, ce qui signifie au minimum une heure de vol s'il a été lancé depuis l'Ukraine, en traversant une frontière qui devrait, en théorie, être densément couverte par les radars russes, pour éviter de nouvelles incursions et frappes ukrainiennes.

Une autre possibilité serait le contournement des radars russes en passant par la Biélorussie, mais cela ne laisserai que plus de temps aux russes ou à leurs alliés locaux pour repérer le drone en vol.

La dernière possibilité, qui a déjà été soulevée lors des frappes sur les bases de bombardiers stratégiques russes, serait l'utilisation par les ukrainiens de transpondeurs russes dans leurs drones, ce qui les ferait apparaître aux postes de défense russes comme étant des appareils de l'armée de l'air ou de la marine russe. Cette dernière hypothèse parait cependant un peu tirée par les cheveux, car elle signifierait que les défenses russes auraient laissé un appareil, quel qu'il soit, survoler Moscou en direction du Kremlin. On ose espérer pour les russes que personne ne laisserait ce genre de pénétration de la zone aérienne moscovite s'effectuer sans le moindre contrôle.

La possibilité d'un lancement depuis la frontière lettone ou plus au nord depuis la Finlande n'a aucun sens, car elle entraînerait les forces de l'OTAN dans un conflit que l'alliance continue à garder à distance.

Une dernière possibilité est un lancement depuis l'intérieur de la Russie, qui expliquerait en grande partie l'incapacité des forces russes à intercepter le drone avant son approche finale. Mais cette option n'est pas à l'avantage de la Russie, car elle signifierai que les forces Ukrainiennes sont capables d'aller et venir sur son territoire et lancer des drones armés sans être inquiétées.


On pourrait également facilement pointer du doigt une affaire entièrement Russe, avec une frappe organisée par les services de renseignement pour justifier (une nouvelle fois) l'intervention en Ukraine, ou une attaque perpétrée par une faction interne à la Russie, soit dans un but de déstabilisation du pouvoir, soit dans le cadre des luttes intestines à l'intérieur même du pouvoir russe.


La communication du pouvoir

Dans tous les cas, cette frappe pose beaucoup de questions, à 6 jours seulement du défilé du 9 mai.

Si la frappe est belle et bien Ukrainienne, cela va placer les services de sécurité sous tension pour le 9 : les ukrainiens ont montré que, théoriquement, ils peuvent frapper la Place Rouge. Même en cas d'interception, l'explosion de drones au-dessus d'un défilé à destination de propagande, diffusé en direct sur les chaînes étatiques, montrerait aux russes que la guerre lancée par leur Tsar s'invite jusque dans leurs foyers. Et rien ne serait pire qu'une poignée de véhicules en feu au milieu de Moscou, en direct à la télévision.

Si la frappe n'est pas Ukrainienne, la volonté de la montrer comme telle est étrange : elle montre une faiblesse et la vulnérabilité du centre névralgique de l'hyper-centralisée Russie de Vladimir Poutine. C'est donc une très mauvaise image à donner à l'extérieur.

Cependant, c'est là que nous autres, occidentaux, nous trompons souvent sur la cible de l'étrange propagande Russe : elle ne nous est pas destinée, elle est destinée à la population locale. Ce que nous voyons comme un énorme aveu de faiblesse dans un état qui se prétend "fort", est probablement conçu comme un message aux russes eux-mêmes : "regardez ces étrangers qui, sans raison (sic), essayent d'assassiner notre Lider Maximo bien aimé". Le commentaire officiel russe est d'ailleurs clair sur ce point : pour eux, la cible était Vladimir Poutine, et rien d'autre. Sous-entendu, une attaque contre Vladimir Vladimirovich est une attaque contre nous tous, car la Russie, c'est Lui.


Reste à voir les informations qui feront surface dans les jours à venir, et si l'organisation du 9 mai se déroule comme à l'habitude. Vladimir Poutine sera-t-il sur place ? Déjà à priori paranoïaque, présidant à certaines de ses fonctions par vidéoconférence, roi des tables géantes, celui qui est devenu calife à la place du calife il y a maintenant 23 osera-t-il se présenter devant les caméras alors que les drones ukrainiens se posent dans Moscou ?


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