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dimanche 19 mars 2023

Industrie de l'armement Russe : plus assembleurs que concepteurs ?

Disclaimer : Ce papier est fortement inspiré par un fil Twitter du 10 octobre 2022, en anglais.

 

Depuis la chute de l'URSS en 1991, jusqu'au début de l'invasion de l'Ukraine en février 2022, l'industrie de l'armement russe avait réussi à s'imposer comme second plus gros exportateurs de canon du monde, directement derrière les États-Unis.

Si la Russie a amplement profité du clientélisme technique de l'URSS, s'assurant des contrats dans des pays voulant garder des standards communs (Chine, Vietnam, Syrie, Venezuela...), et de la nécessité de fournir des pièces détachées dans les pays ayant profité des trafics d'armes soviétiques des années 90, elle a également réussi à s'imposer sur des marchés plus ouverts, notamment en Inde ou en Afrique du Nord (Égypte, Algérie...).


Pourtant, cette industrie à l'apparence puissante peine à fournir son propre pays en équipements et matériels modernes.

La Russie perd des quantités incomparables d'équipements sur le champ de bataille Ukrainien, face à une défense et des contre-offensives âpres. Loin d'être capable de remplacer ces matériels, l'industrie de l'armement Russe tend à se replier sur des matériels "Legacy", hérités de l'Union Soviétique, et de plus en plus anciens.

L'industrie russe dans son ensemble, mais plus spécialement l'industrie de l'armement, semblent être en situation de difficulté face aux sanctions Américaines et Européennes. La fermeture d'entreprises étrangères produisant et vendant des pièces techniques sur le sol Russe, tels que les roulements à billes et les paliers, impacte également tous les clients de la défense russe.

L'armée Russe elle-même s'est retrouvée bloquée par des problèmes de pneus, incapable de se fournir, ressortant des gommes datant de l'époque soviétique en 2022.

Pourtant, l'URSS a été quasiment indépendante dans le domaine de l'armement jusqu'à sa chute en 1991. Et, suite à l'invasion de la Crimée en 2014 et les sanctions qui l'ont suivie, l'industrie russe a pu profiter de 8 années pour se réorganiser en vue de l'invasion, et relancer la production nationale, assurer son indépendance technique, et stocker du matériel et des pièces.

Après tout, ce sont les russes qui ont lancé la guerre. En toute logique, ils auraient dû s'y préparer, certainement ?

Pourtant, dès que l'on décide de jeter un œil plus critique, au-delà de la propagande telle que le biathlon des chars, la situation de l'industrie Russe est bien plus logique qu'elle n'y paraît.

Petite analyse.

Phase 1 : les bricolages de l’Étranger

Quiconque s'est un jour penché sur l'industrie de l'armement en France se rend rapidement compte que l'un des très gros marchés courtisés par les entreprises, petites et grandes, est celui de la remise à niveau du matériel soviétique et russe. De toutes les époques, pour tout le monde.

Et les industriels français ne sont pas les seuls à s'être penchés sur la question : tous les pays ayant une capacité industrielle significative ont l'air d'avoir des programmes de remise à niveau pour le matériel Russe.

Pourquoi ce marché est-il si étendu ?

Tout d'abord, simplement pour des raisons de clientèle. L'URSS était un pays extrêmement dispendieux envers les "pays frères", distribuant à la pelle du matériel militaire aux quatre coins du monde. L'URSS était également une machine à standardiser : du fusil AKM aux avions de chasse, les productions soviétiques comme leurs copies externes étaient toutes produites à partir des mêmes documentations techniques, permettant une interchangeabilité et une interopérabilité dont l'OTAN ne peut que rêver.

Et donc, à chaque changement l'alignement, et surtout à la chute de l'URSS, des marchés se sont ouverts pour la remise à niveau de matériel d'origine soviétique.

T-62 Syriens dans les années 70. Équipant de nombreux pays Arabes, les T-62 et T-55 font partie des cibles commerciales pour remise à niveau.

Cette large distribution des équipements signifie aussi que la France, les États-Unis, Israël, l'Afrique du Sud et tout un tas d'autres pays se sont retrouvés à capturer et collecter du matériel soviétique au cours des décennies de la guerre froide. Chaque pièce d'équipement était démontée par les ingénieurs de l'armement pour en connaître les faiblesses, avant d'être mise à la disposition des industriels (d'état ou privés), de façon à permettre de créer les équipements pour les contrer, les brouiller et les détruire. Par la même occasion, ces industriels en profitaient pour concevoir des moyens d'en améliorer les performances, dans l'optique de décrocher de juteux contrats chez de nouveaux alliés, ou des pays non alignés.

Une fois étudiés de fond en comble, les équipements étaient ferraillés, ou remontés pour apparaître dans des musées (Bovington, Saumur pour les blindés, Le Bourget pour l'aviation, etc).

Mil Mi-24 "Hind" Lybien, capturé par la France au Tchad, chargé dans un C-5 du MAC Américain en 1988, pendant l'opération "Mount Hope III"

La raison finale est la perte de vitesse de l'URSS en matière technique, à partie des années 1970. Avec sa structure rigide punissant la pensée "subversive", menant à une fuite des cerveaux vers l'Ouest et à un conformisme d'état ne favorisant pas l'innovation, l'URSS peine à générer de nouvelles technologies, se bornant à développer des systèmes existants, ou à copier les technologies développées à l'Ouest. La méthodologie d'emploi de l'armée russe, mettant l'accent sur la quantité au dépit de la qualité, n'arrange en rien ce problème de perte de vitesse.

La résultante est le développement d'équipements militaires étant sous les standards du "correct", pour les pays de l'Ouest. Ces derniers vont donc intégrer leurs technologies les plus avancées dans les matériels capturés, avec des améliorations telles que l'intégration d'optiques de meilleure qualité, de la géolocalisation, de capacités de combat de nuit... et le passage à des munitions standardisées OTAN, pour remplacer celles d'origine soviétique.

Déjà existant dans les années 60 à 80, ce marché explose avec la fin du Pacte de Varsovie, et le rattachement à l'OTAN et l'Union Européenne de nombreux pays anciennement sous la bonne Soviétique, qui désirent passer aux standards de leurs nouveaux alliés, sans pour autant dépenser leurs maigres (à l'époque) économies a remplacer du matériel d'origine Russe, souvent quasiment neuf et tout à fait exploitable.

Char Israélien Tiran-5Sh : un T-55 soviétique, équipé d'un canon anglais L7 de 105mm OTAN, optiques modernisées, poste radio Israélien, aménagement intérieur amélioré...

Un bon exemple de ce type de modification est le Mi-24 SuperHind de la firme Sud-Africaine ATE dans les années 90. ATE, un assembleur local ayant travaillé sur l'hélicoptère d'attaque Rooivalk de Denel dans les années 80, décident d'appliquer ce qu'ils ont appris au Mi-24 russe (l'un des hélicoptères d'attaque les plus communs en Afrique dans les années 90). Ils débutent avec l'intégration de capacités de vol de nuit et de géolocalisation sur le SuperHind MkI, et, à force d'itérations et de nouvelles intégrations, créent une version du Mi-24 équipée des capacités exactes du Rooivalk de Denel (tourelle téléopérée tout-temps, vol de nuit, tir de missiles guidés télévision ou laser...), tout en gardant le blindage et la capacité de transport spécifique au Mi-24 Hind.

L'aventure du SuperHind s'arrêtera (après la vente d'appareils au standard MkIII à l'Algérie et Azerbaidjan) lorsque ATE partira marcher sur les plates-bandes russes, en proposant la remise à niveau de leur flotte aux Ukrainiens et Kazakhs.

SuperHind Mk.V du Sud-Africain ATE, un exemple de remise à niveau profonde d'un matériel russe, surpassant largement les capacités de l'original.


Phase 2 : Oligarchie et dépendances (aux technologies de l'Ouest)

Dans cette situation, les industriels russes, dirigés par des oligarques proches du pouvoir, et plus désireux de se mettre de l'argent dans les poches que d'assurer l'indépendance technologique de la Russie, n'ont strictement aucun intérêt à développer du neuf.

Pensez : ils peuvent simplement prendre des plateformes qu'ils n'ont pas payées, les sortir des cartons tamponnés "propriété de l'URSS", acheter des éléments sur étagère à l'étranger, et revendre des unités complètes, d'un niveau plus que correct, sans avoir à faire travailler leurs bureaux d'études.

Par exemple, il suffit de prendre un Sukhoi-27, ajouter des kits de modification de chez Sagem, Thales et Elop, mettre une étiquette Su-30 ou Su-35 dessus, et hop, profits maximum (85 millions l'unité).

D'un point de vue purement mercantile, passer de développeur à assembleur est parfaitement logique :

- C'est moins cher
- C'est plus rapide
- C'est plus facile

Les chaines de production existant déjà, il suffit de continuer à les faire tourner. Et, en cas de problème, il suffit de renvoyer le client au service SAV du développeur d'origine...

Électronique de T-90M russe, démonté par les ingénieurs des forces armées Ukrainiennes. Le module Thalès Catherine FC est facilement visible à ses marquages.

 

Phase 3 : Profit


 

La Russie des années 80 était dans un fossé technologique, pourquoi dépenser l'argent si quelqu'un l'a déjà fait à votre place ?

Et c'est ce qu'ont fait les industriels de l'armement russe. Ils se sont mis de l'argent dans les poches en assemblant simplement des kits de rétrofit sur des vieilles plateformes, directement à l'usine.

Et leurs méthodes ne sont devenues que plus efficaces avec les consolidations décidées par Vladimir Poutine dans les années 2000. Sans la concurrence de Mikoyan, Sukhoi a pu facilement prendre l'ascendant dans UAC, et vendre ses équipements à l'état russe et ses alliés en faisant autant de marge qu'humainement possible.


Et ça a marché pendant des années. Tout le monde s'en mettait plein les poches, russes comme fournisseurs. Les pontes du Kremlin eux-mêmes ont probablement profité de ce système pour toucher d'épaisses enveloppes pendant des années.


Puis Vladimir a décidé d'envahir l'Ukraine, et de tout gâcher.